Selon la Fédération espagnole des producteurs exportateurs de fruits et légumes (FEPEX), le Maroc est devenu, entre janvier et mai 2025, le premier fournisseur de l’Espagne en valeur pour les fruits et légumes, avec 834 millions d’euros d’exportations, soit une hausse de 30 % sur un an.
Mais derrière cette performance commerciale se cache une réalité moins reluisante. Un modèle agricole hydrovore, dans un pays où l’eau se fait rare. La Banque mondiale classe le Maroc parmi les pays les plus exposés au stress hydrique, avec à peine 620 m³ d’eau disponibles par habitant et par an.
Ce leadership à l’export cache plusieurs enjeux majeurs. Le premier concerne l’eau : d’après Schyns & Hoekstra (WaterFootprint.org), le Maroc exporte chaque année environ 1,33 milliard de m³ d’eau virtuelle, soit l’eau utilisée pour produire les fruits et légumes envoyés à l’étranger, ce qui représente environ 4 % de toute l’eau consommée dans le pays. Selon Boudhar et al. (MDPI, 2023), le Maroc importe plus d’eau virtuelle qu’il n’en exporte, notamment à travers les céréales et les oléagineux. En apparence, cette balance nationale semble favorable, le pays rapatrie davantage d’eau via ses importations qu’il n’en perd à l’export, mais elle ne compense pas la pression exercée localement dans les régions exportatrices, comme le Souss-Massa ou le Haouz, où les nappes phréatiques et les barrages sont déjà à des niveaux critiques. En outre, ce modèle, tout en assurant des devises grâce à l’export, s’accompagne d’un affaiblissement de la souveraineté alimentaire et d’une aggravation des inégalités hydriques entre territoires (comme nous l'avons cités plus haut). Cette dépendance aux marchés mondiaux pour des produits de base rend aussi le pays vulnérable aux crises climatiques ou géopolitiques susceptibles de perturber l’offre internationale. Et cette vulnérabilité ne se limite pas à l’eau. Pour rester présent sur ses marchés clés, notamment l’Union européenne, le Maroc doit aussi composer avec un autre défi : le respect strict des normes sanitaires et phytosanitaires. L’accès aux étals européens dépend du contrôle rigoureux des limites maximales de résidus de pesticides (LMR), fixées par le règlement (CE) 396/2005 et régulièrement mises à jour.
Conséquences sociales et sociétales, souvent ignorées
Derrière les chiffres flatteurs des exportations agricoles, la réalité sociale est plus nuancée. Dans l’agriculture marocaine, les emplois sont nombreux mais souvent précaires. La majorité sont saisonniers, c’est-à-dire limités aux périodes de plantation, de récolte ou de conditionnement, ce qui rend instable le revenu des travailleurs et complique l’accès à une couverture sociale continue. Selon l’Organisation internationale du Travail (OIT, 2021), le secteur cumule une productivité faible et des obstacles persistants au dialogue social.
L’exposition aux pesticides constitue un autre point de préoccupation majeur. Dans la région de Fès-Meknès, une étude de Benaboud et al. (Environmental Analysis, Health and Toxicology, 2021) a mesuré l’activité de la cholinestérase et d’autres biomarqueurs sanguins chez des ouvriers agricoles. Les niveaux relevés étaient significativement plus élevés que chez des personnes non exposées. De même, dans la région de l’Oriental, Ben Khadda et al. (MDPI Toxics, 2025) ont détecté, par analyses d’urine, des résidus de pesticides organophosphorés et carbamates en concentrations nettement supérieures chez les travailleurs que dans les groupes témoins. Ces résultats soulignent l’insuffisance des équipements de protection et des pratiques sécuritaires.
Enfin, les tensions sur l’eau accentuent les inégalités territoriales. Lorsque l’irrigation est priorisée pour les cultures d’export dans des zones déjà déficitaires, l’eau disponible pour l’agriculture vivrière, c’est-à-dire destinée à nourrir la population locale, comme le blé ou les légumes de base, et pour la consommation domestique se réduit. Ce déséquilibre est régulièrement pointé dans les rapports hydriques nationaux et internationaux, ainsi que dans les analyses du Fonds monétaire international. Ces impacts humains et territoriaux posent une question centrale : la croissance actuelle est-elle vraiment durable ? Si l’export agricole génère des devises et soutient l’emploi, il repose aussi sur une consommation intensive de ressources naturelles, une pression sociale dans certaines régions et des pratiques qui peuvent compromettre la santé des travailleurs. Autant de « coûts cachés » que les chiffres bruts du commerce extérieur ne reflètent pas, mais qui pèsent sur le capital naturel et humain du pays.
Pour réduire ces coûts cachés et aligner la performance économique sur les objectifs environnementaux, des leviers existent. L’un des plus discutés au niveau international est le “prix virtuel” de l’eau, qui attribue une valeur à chaque m³ mobilisé par culture. L’idée est simple : inciter à des itinéraires techniques sobres, tout en finançant des actions de résilience comme la réutilisation des eaux usées ou la recharge des nappes.
Or, selon le Plan national d’approvisionnement en eau potable et d’irrigation 2020-2027 (PNAEPI), l’action publique au Maroc reste focalisée sur l’augmentation de l’offre (barrages, dessalement) et sur l’efficacité (économie d’eau en irrigation). La tarification basée sur l’eau virtuelle n’est pas, à ce jour, un instrument officiel. Pourtant, elle pourrait servir de socle à des mesures concrètes et mesurables, allant de la certification de l’empreinte eau à la réorientation des aides publiques et des devises générées par l’export.
Pistes de conciliation : comment concilier performance économique et sobriété hydrique ?
Plusieurs actions concrètes peuvent être mises en place pour que l’export agricole reste un moteur économique sans compromettre les ressources en eau et les équilibres sociaux.
• Créer un label “Water Footprint Maroc”. Inspiré de la méthodologie WaterFootprint.org, ce label afficherait l’empreinte eau certifiée de chaque filière. Un atout pour sécuriser l’accès au marché européen, sensible aux critères environnementaux, et créer de la valeur ajoutée via la différenciation.
• Conditionner les aides à l’irrigation. Introduire un système de bonus/malus en indexant partiellement les subventions sur deux critères : la sobriété hydrique des cultures et le respect des limites maximales de résidus (LMR) fixées par l’UE. De quoi récompenser les exploitations qui combinent productivité et conformité sanitaire.
• Réinvestir une partie des devises d’export. Affecter une fraction des recettes en devises à des projets de réutilisation des eaux usées traitées, de recharge des nappes phréatiques et d’agriculture de conservation. Trois axes déjà identifiés dans le PNAEPI et les stratégies nationales de l’eau.
• Diversifier les cultures et les marchés. Il s’agit de réduire la dépendance à quelques cultures très gourmandes en eau, comme la tomate, l’agrume, la pastèque ou encore l’avocat, et à un seul marché dominant, en l’occurrence, l’Espagne. Diversifier les productions et les débouchés permettrait de mieux résister aux aléas climatiques et aux variations de la demande mondiale.
• Renforcer la dimension sociale des exportations. Intégrer des audits sociaux et l’obligation d’équipements de protection individuelle (EPI) dans les cahiers des charges export. Une mesure à fort retour sur image et en phase avec les exigences croissantes des consommateurs européens en matière de responsabilité sociale.
Ces pistes, combinées, offriraient une voie réaliste pour transformer la croissance « brute » en une croissance durable, capable de préserver les ressources hydriques tout en consolidant la compétitivité des filières marocaines.
En quelques années, le Maroc est devenu le premier fournisseur de fruits et légumes de l’Espagne en valeur. Un succès commercial majeur, mais qui pose une question essentielle : comment continuer à approvisionner ce marché stratégique sans épuiser les ressources hydriques ni fragiliser les conditions de travail ? La vraie performance ne se mesure pas seulement aux millions d’euros de produits marocains importés par l’Espagne, mais à la capacité de produire avec moins d’eau, moins de risques et plus de justice sociale. C’est à ce prix que l’agriculture marocaine restera non seulement un partenaire fiable pour l’Espagne, mais aussi un modèle de durabilité.
Rédigé par : WB
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