Entre sacrifices financiers, endettement silencieux et perte de repères culturels, de plus en plus de familles marocaines se sentent piégées par un système éducatif dual. Les témoignages révèlent une angoisse permanente : payer pour instruire ses enfants n’est plus un choix, mais une survie. Une fracture sociale et identitaire qui pose la question du droit fondamental à une école publique gratuite et de qualité. Témoignages et analyse.
Une rentrée qui coûte bien plus que des fournitures
Chaque rentrée, l’attention se focalise sur le coût des fournitures scolaires. Mais pour les familles marocaines, la charge dépasse largement le mois de septembre. Les dépenses s’échelonnent tout au long de l’année, mensualités, transport, cantine, activités extrascolaires… Autant de factures qui maintiennent les parents sous pression constante. Faute d’alternative, beaucoup recourent aux chèques antidatés (une pratique interdite mais très courante). À cela s’ajoutent des droits d’entrée imposés par certaines écoles privées, ainsi que des frais d’inscription exigés dès mars ou avril pour garantir la place de l’enfant.
Des chiffres qui parlent
Selon les données du HCP et de la Banque mondiale, près de la moitié du budget de certains ménages urbains est absorbée par les frais scolaires. Les universités privées, dont certaines facturent jusqu’à 130 000 dirhams par an, connaissent une croissance rapide. Par contraste, dans de nombreuses régions rurales, les enfants n’ont pas toujours accès à une école de proximité. Le Maroc est ainsi devenu l’un des pays de la région où l’écart éducatif entre milieux sociaux est le plus marqué.
Des sacrifices qui bouleversent des vies
Les témoignages recueillis parlent d’eux-mêmes.
• Moncef, médecin dans le public à Rabat, divorcé et père de deux enfants, vit aujourd’hui en location, incapable d’acheter un logement malgré des années de travail. Sa voiture, vieille de plus de dix ans, passe plus de temps au garage que sur la route. Depuis que son fils a intégré une université privée à 120 000 dirhams l’année, ses vacances sont devenues impossibles. « Tout l’argent part dans les études », souffle-t-il. Lui qui a fréquenté une école publique solide dans sa jeunesse regrette amèrement que ses propres enfants n’aient pas cette chance.
• Maria et Abdelah, tous deux hauts cadres à Casablanca, pensaient avoir construit une stabilité. Mais l’entrée de leur fille dans une université privée à 130 000 dirhams l’année a bouleversé cet équilibre fragile. Ils ont dû licencier leur femme de ménage, renoncer aux vacances et multiplier les chèques antidatés pour tenir. Maria vit dans une angoisse permanente : chaque mois, l’échéance des frais scolaires revient comme une épée de Damoclès. « Je n’ai plus de temps pour mes filles ni pour moi. Je travaille dehors et à la maison. Je ne rêve plus… je veux juste dormir », confie-t-elle, au bord des larmes. Sa santé en pâtit : elle évite même les visites médicales faute de moyens. « Je suis devenue l’esclave des écoles de mes filles », lâche-t-elle, résumant le sentiment d’une génération.
• Oumaima et Abdelhadi, parents d’une fille de 12 ans scolarisée dans une mission étrangère, ont organisé toute leur vie autour de l’école. Oumaima a quitté son emploi pour se consacrer entièrement à la logistique scolaire : ramassage scoalire, horaires, cantine. « Je n’ai plus de vie privée. Je ne peux pas aller prendre un café, ni rendre visite à ma mère malade. Mon emploi du temps est celui de ma fille », dit-elle. Ce sacrifice invisible illustre l’ampleur de la pression qui dépasse la seule dimension financière.
• Karim, enfin, a pris une décision radicale : quitter sa ville d’origine pour s’installer à Casablanca avec ses aînés, afin qu’ils accèdent à une scolarité « de qualité ». Mais ce choix a eu un prix humain très lourd, il a laissé derrière lui son épouse et leur plus jeune enfant. La famille vit désormais déchirée par le fossé qu’impose l’école.
Ces récits, loin d’être des caprices, montrent la réalité implacable d’une classe moyenne étranglée. Des vies mises entre parenthèses, des couples fragilisés, des parents épuisés. Vacances, santé, logement, vie privée, parfois même l’unité familiale : tout est sacrifié sur l’autel d’une éducation devenue incontournable, mais inabordable.
La fracture identitaire et sociale
Tous les parents interrogés reconnaissent que la qualité académique est bien présente dans ces écoles privées et missions étrangères mais expriment tous une autre crainte, la perte progressive de repères culturels. Les enfants formés dans les missions étrangères parlent de moins en moins arabe ou darija, car la langue d’enseignement est le français ou l’anglais, l’arabe est souvent relégué à un rôle secondaire, les programmes valorisent davantage la culture étrangère que l’histoire nationale, ce qui crée une déconnexion avec leur propre société.
Leur quotidien est en outre marqué par de nouveaux standards de consommation (baskets de marque, téléphones dernier cri, etc…) non pas parce que toutes les familles appartiennent à une élite fortunée, mais parce que la présence d’une minorité réellement aisée suffit à imposer ses codes. La majorité des élèves viennent de familles de classe moyenne qui se saignent pour payer ces écoles, mais qui finissent par subir cette pression sociale. Ce mimétisme crée un décalage croissant, les enfants adoptent des habitudes et des attentes qui les éloignent non seulement du vécu de leurs parents, mais aussi avec la réalité des autres enfants du pays, notamment ceux des villes enclavées et zones rurales, confrontés à un tout autre quotidien scolaire : manque d’infrastructures, classes surchargées, absence d’eau potable ou de chauffage.
Ce que révèlent ces témoignages, c’est une double fracture. D’un côté, des familles urbaines de la classe moyenne et supérieure, qui s’endettent et se privent pour payer une éducation jugée incontournable. De l’autre, des millions d’enfants qui continuent à fréquenter une école publique fragilisée, où les conditions d’apprentissage restent loin des standards minimaux. Le paradoxe est cruel : l’éducation, censée être le socle du développement durable, devient au Maroc un facteur d’exclusion et de division sociale.
Pour une éducation durable et équitable
L’école devrait être le premier levier de justice sociale, pas un facteur d’endettement ou de fracture. Aujourd’hui, trop de familles s’épuisent pour offrir à leurs enfants une éducation de qualité, pendant que d’autres, dans les zones enclavées, n’ont même pas accès au minimum.
Cette réalité n’est pas seulement un enjeu financier, elle dessine les contours d’une société à deux vitesses. D’un côté, une élite formée dans des bulles privées, souvent déconnectée de son pays. De l’autre, une jeunesse laissée à l’abandon.
Si nous voulons bâtir un avenir durable, il faudra rompre avec ce modèle. Une société ne peut pas prospérer quand l’éducation devient un privilège réservé à ceux qui peuvent payer. Le Maroc a besoin d’une école publique gratuite, digne et de qualité, qui forme des citoyens enracinés dans leur culture et ouverts au monde.
Au fond, la vraie question reste la même que celle posée par nos témoins :
« Pourquoi devrions-nous hypothéquer nos vies pour garantir à nos enfants une éducation qui devrait être leur droit le plus fondamental ? »
Rédigé par : WB
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