Il manie le pneu comme d’autres manient le bronze. À Marrakech, Lahcen Iwi transforme les déchets en symboles. Sculpteur autodidacte et militant du recyclage, il ne crée pas seulement des œuvres monumentales, il érige la matière rejetée en manifeste écologique.
Des racines dans la récup’
Lahcen Iwi est né en 1982, au sein d’une famille marocaine pour qui rien ne se jette, tout se transforme. Son père, artisan de métier, recyclait les pneus usagés pour en faire des objets du quotidien : seaux, cruches, verseaux pour le hammam, sandales en caoutchouc. « Mon père recyclait sans même le nommer. C’était une évidence, une culture » Avec humour, il ajoute : « Je suis Verseau, né dans une famille qui fabriquait des verseaux ». Il n’a jamais fréquenté d’école d’art. « J’ai grandi dans la matière, dans les gestes, dans le regard » Il se dit autodidacte, façonné par son environnement. Très jeune, il commence à voir dans ces pneus non pas des rebuts, mais des formes à révéler. « La forme circulaire du pneu, c’est le zéro… Et pour moi, du zéro, on peut tout faire »
L’art comme résistance environnementale
S’il ne prétend pas sauver la planète, il voit dans son travail un acte engagé. «Mon geste seul ne suffira pas. Ce n’est pas un chantier à moi tout seul. Mais c’est un début » Il dénonce les pratiques polluantes passées, comme l’utilisation des pneus dans les fours à terre cuite, et défend une transition collective, portée aussi par la création. Il dit que l’artiste a un rôle central : « On doit réfléchir à comment traiter le plastique, le caoutchouc, les déchets toxiques… et donner une forme à l’espoir » Il a déjà collaboré avec la COP22 à Marrakech, des associations de recyclage à Kénitra, et l’Institut du Monde Arabe à Paris. L’une de ses œuvres emblématiques, un lion monumental composé de 15 pneus, trône à l’aéroport Mohammed V de Casablanca.
Une œuvre, une vision
Chaque sculpture commence par la collecte. Il choisit ses matériaux selon l’échelle de l’œuvre. « Parfois, ce sont de petits pneus de vélos. Parfois, ce sont des pneus géants » Ensuite, il fabrique un socle, souvent en bois ou en fer, qu’il habille pièce par pièce. Il travaille seul, estimant que «_ l’art est une vision personnelle, difficile à partager à plusieurs_ ». Ses œuvres ont été exposées en France (Paris, Nice, Lille), dans des galeries et lors d’événements culturels. Il cite aussi sa participation à l’émission “SANAT Bladi” sur 2M dans sa première édition, ou encore un projet culturel nippo-marocain autour du recyclage.
Transmettre avant tout
Au-delà de la sculpture, Lahcen Iwi est habité par une mission de sensibilisation. Il est intervenu dans des écoles, comme le lycée français Victor Hugo à Marrakech, ou à la Villa des Arts à Casablanca.
« Les gens me posent toujours les mêmes questions : est-ce que ça sent ? Est-ce que ça pollue ? Est-ce que ça peut rester à l’intérieur de la maison ? » Autant de portes d’entrée pour engager le dialogue sur les déchets et leur potentiel. Ce qui l’importe, dit-il, c’est de « sensibiliser à l’idée avant la technique». Il transmet d’ailleurs ces valeurs à ses enfants. «_ Je leur apprends d’abord les idées, avant même la technique. C’est en comprenant pourquoi on recycle qu’on devient acteur du changement_».
Ce que l’art peut changer
Pour lui, la sensibilisation au développement durable au Maroc est encore trop faible. Elle doit commencer dès le plus jeune âge. « Il faut former les enfants, organiser des concours à l’école, leur inculquer la conscience écologique à la maison ». Et quand on lui demande si l’art peut faire changer les comportements, il répond par une image forte : «_ Quand quelqu’un atteint le niveau de l’art, il a dépassé les besoins primaires. Il commence à ressentir ce qui l’entoure. L’art, c’est le sommet de la pyramide de Maslow. C’est là qu’on devient conscient_» Chaque jour, Lahcen Iwi ramasse des déchets dans la rue. Il trie, collecte, observe. Et répète que le recyclage fait partie de la culture marocaine, bien avant que le mot n’existe. « Chez nous, on garde le pain dur, on le sèche, on le réutilise. Le Marocain n’a jamais vraiment connu le déchet. Il a toujours valorisé ce qu’il avait »
Un rêve nommé école
Aujourd’hui, il travaille sur un projet pour une banque marocaine, mais son grand rêve est ailleurs. Si on lui donnait le choix entre créer une fondation, une sculpture géante ou une école, il choisirait l’école de l’art recyclé. Car selon lui «_ L’école, c’est là où on peut tout faire. Transmettre, créer, rêver. C’est la base ! _» Il en imagine déjà les ateliers, les enfants les mains dans la matière, les idées qui germent. Il veut former une génération d’artistes-recycleurs marocains.
Quand les pneus prennent la parole… À la fin de l’entretien on lui a posé deux questions légères. Si un pneu lui parlait, que lui dirait-il ? Il rit : « Il me dirait merci. Merci de l’avoir sorti de la décharge, de l’avoir exposé. Et remercie le bon Dieu qu’il y ait des gens comme moi qui s’intéressent au développement durable. Grâce à ça, on peut faire avancer ce pays » Et s’il rêvait un jour que ses sculptures se réveillent la nuit et roulent dans les rues ? Il éclate de rire. « _Non, jamais rêvé de ça ! Mais maintenant que vous le dites… pourquoi pas ? _» Son rire s’arrête un instant. Il confie que ce travail est aussi un hommage à son père, récemment disparu. « _Je continue ce qu’on a commencé ensemble, dit-il avec gravité. C’est une promesse que je lui ai faite : transmettre l’idée à mes enfants, car pour moi, tout commence par l’idée. _»
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Rédigé par : WB
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